Pour le profane, le marché financier ressemble souvent à une boîte noire dont on ne comprend pas grand-chose, et en particulier ce qui le fait monter ou baisser. D'où la tentation, erronée, de l'assimiler à un casino, lequel est statistiquement un jeu à somme négative puisque l'Etat prélève sur chaque gain. Et pourtant, il est simple de créer un jeu du marché, où l'on s'amuse à coter un contrat fictif pour, tout en jouant, mieux comprendre comment fonctionne le marché, évaluer les stratégies utilisables, ressentir le stress de tenir une position.
La première fois que j'ai joué au jeu du marché, je travaillais chez un courtier sur le Matif. Je me souviens d'une soirée très excitée dans un restaurant, où toute l'équipe, traders de la table et négociateurs sur le parquet, nous avons joué avec autant, sinon plus d'excitation qu'en journée sur le vrai marché. Au point que le patron de la pizzeria nous avait menacé d'appeler la police vers minuit pour mettre un terme à notre jeu et ramener un peu de calme.
J'ai aussi utilisé ce jeu comme éducatif dans des cours de finance, que je donne pour des masters dans des écoles de gestion. Dans ce cadre, la difficulté est de créer un marché assez animé, avec de nombreuses transactions. Les sages élèves en cours ont un peu plus de mal à se lâcher que des traders dans une soirée, passablement arrosée il est vrai.
Comment jouer ? Très simple ! Prenez 10 personnes; chacun note sur un papier un nombre entre 0 et 10, sans le montrer aux autres. On met tous les papiers dans un chapeau, on forme un cercle pour recréer un parquet de cotation, et on cote la somme des 10 nombres. Ca paraît tout bête, mais je vous assure avoir joué des heures avec ça, dans une ambiance digne du floor du notionnel à la belle époque.
Quelques explications statistiques. Si chacun écrit un nombre entre 0 et 10, l'espérance mathématique de la somme est de 50, pour un observateur extérieur. Mais chaque participant à sa propre opinion sur le marché : si j'ai écrit le chiffre 10, le marché vaut pour moi 55 : mes 10, plus l'espérance mathématique des 9 autres chiffres, soit 45. Je suis donc prêt à acheter jusqu'à 55. Inversement, pour celui qui a mis 0, son estimation de la valeur du marché est de 45, il accepte donc de vendre jusqu'à 45.
Regardons maintenant ce qui se passe à l'ouverture du marché, où l'on cote au début 49 - 51 . Chaque participant tient son carnet de négociation, où il note les quantités achetées et vendues, ainsi que les cours. Si 2 participants sont gros acheteurs, cela signifie que pour chacun le marché vaut 55, car ils ont inscrit 10 sur leur papier; et si c'est la réalité, le marché vaut en fait 60. Sauf s'il y a tout de suite un gros vendeur, qui a donc inscrit un petit chiffre, et qui est prêt à faire baisser le marché. Si le vendeur est observateur, il peut laisser monter le marché avec les acheteurs, et leur vendre sur ce qu'il estime être le point haut. En quelques secondes, le marché peut donc être très animé, changer de sens, connaître des variations importantes selon les estimations que chacun se fait de l'opinion des autres, etc... 10 personnes, 10 chiffres sur des bouts de papier, et on se croirait à Chicago, sur le floor du CME.
Mettons quelques règles pour encadrer la cotation. Par exemple, traiter un maximum de 10 contrats par négociation, fixer une position ouverte maximum de 100 contrats, à l'achat ou la vente. Il est amusant aussi de publier régulièrement un chiffre, comme s'il était 14h30 et que sortait aux US le CPI ou la balance commerciale. Pour cela, il suffit de tirer un papier du chapeau et d'annoncer le chiffre. Instantanément ou presque, le marché va s'ajuster sur la nouvelle valeur : Si 10 a été publié, le marché doit donc coter 55; si c'est 3, ça vaut 47, toujours selon le même principe. Dès que l'information est publique, elle est immédiatement intégrée dans les cours : c'est le principe de l'efficience du marché.
Notons également que différentes stratégies sont possibles. Si le marché est très animé, il y aura un scalper, qui essaiera d'acheter à 51 et de vendre immédiatement à 52, donc d'être présent le plus possible sur la fourchette de cotation. Le scalper est un intervenant de très court terme, qui fournit de la liquidité au marché : ce spéculateur est très utile. On trouvera aussi des investisseurs de plus long terme, qui tiendront une position, et en sortiront une fois leur objectif de cours atteint. La gestion des positions perdantes est également très importante : comment chaque participant va-t-il fixer ses stop-loss, c'est-à-dire la perte maximum qu'il accepte de supporter. Chaque trader, en fonction de son tempérament, du marché et de sa position, établira sa propre stratégie. Certains sauront tenir longtemps des grosses positions, d'autres auront le papier qui leur brûle les doigts, et sortiront très vite dès qu'un petit gain sera enregistré. Le jeu est un excellent éducatif, pour comprendre comment fonctionne le marché, et pour apprendre à négocier et à gérer ses positions.
Pour que le jeu soit le plus réaliste possible, on donne un numéro à chaque participant, de façon à noter en face de qui on traite. De cette façon, on peut ainsi faire une véritable compensation du marché, et tirer à la fin le gain ou la perte de chacun. Ultime raffinement, chaque point vaut 10 centimes (ou 1 euro), et on trade pour de vrai.
Si vous dinez un soir du côté de la Bourse, et qu'il y a dans le restaurant 10 excités en cercle, qui hurlent : Je paye 52 pour 10 ou : J'en ai 10 à 53, vous saurez maintenant de quoi il s'agit : c'est le Marché !
25 mars 2007
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